Du Népal à la Pologne, en passant par la Nouvelle-Zélande et l’Équateur, les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (Sociétés nationales), ainsi que les délégations du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), travaillent main dans la main pour venir en aide aux familles qui sont à la recherche de proches disparus, où qu’elles se trouvent dans le monde. Avec un seul objectif en tête : leur apporter des réponses, le plus vite possible. (crédits photo : Ed Ram pour The Guardian / Eyevine / Dukas)
Le conflit armé entre la Russie et l’Ukraine a fait voler en éclats des dizaines de milliers de familles. Certaines ont complètement perdu leurs moyens de subsistance, d’autres ont été dispersées, tandis que d’autres encore endurent un tourment perpétuel parce qu’elles ignorent ce qu’il est advenu de leurs proches. À la fin du mois de mai 2024, quelque 28 000 personnes étaient recherchées – un nombre qui augmente au rythme d’environ 1 000 nouveaux cas par mois.
« Les familles oscillent entre espoir et désespoir. D’un côté, elles espèrent revoir un jour leurs proches disparus. De l’autre, c’est l’angoisse de l’incertitude, de la peur et de la cruelle absence de nouvelles. Elles ne cessent de se demander si leurs proches sont morts ou vivants, s’ils ont froid, faim ou s’ils sont en bonne santé », explique Dusan Vujasanin, chef du Bureau de l’Agence centrale de recherches du CICR pour le conflit armé international entre la Fédération de Russie et l’Ukraine. Cette situation retentit non seulement sur les proches parents des disparus, mais aussi sur leurs amis, leurs collègues et l’ensemble de la communauté dont ils faisaient partie.
Un réseau de partenaires sans équivalent
La plupart des demandes de recherches concernant un fils, une fille, un époux, une mère, un frère ou une sœur sont déposées en Ukraine et en Russie. Les Sociétés de la Croix-Rouge d’Ukraine et de Russie, mais aussi les délégations du CICR présentes dans les deux pays sont alors les mieux placées pour leur venir en aide. Mais des familles vivant à l’étranger ont également contacté la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge sur chaque continent pour trouver des réponses. On a enregistré des demandes de ce type depuis la Pologne jusqu’au Népal, en passant par la Nouvelle-Zélande, l’Égypte, l’Équateur ou encore la Géorgie. Une cinquantaine de Sociétés nationales et quelque 25 délégations du CICR ont été mobilisées dans plus de 60 pays.
« Le Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (le Mouvement) apporte une preuve éclatante de sa vigueur et de son exceptionnelle valeur ajoutée. Sa présence mondiale et l’étroite collaboration entre composantes se matérialise notamment à travers son Réseau des liens familiaux. Grâce à celui-ci, nous sommes capables de soutenir des familles partout dans le monde et de garantir qu’elles trouveront un interlocuteur, quel que soit le pays dans lequel elles vivent, de façon temporaire ou permanente », ajoute Dusan Vujasanin. « Ce réseau nous permet aussi d’être plus efficaces dans nos recherches et, au bout du compte, aide à alléger les souffrances des familles. »
Cette coopération met à contribution des dizaines de partenaires issus de fuseaux horaires et de milieux culturels différents, qui ne bénéficient pas tous de la même expérience ou des mêmes capacités. Alors, bien sûr, cela ne va pas sans difficulté. « Nous avons chacun nos propres méthodes de travail, processus et méthodologies », reconnaît Anne Vallet, qui dirige le bureau de l’Agence centrale de recherches responsable des relations avec les Sociétés nationales. « C’est pourquoi il a été crucial d’harmoniser notre approche et nos outils dès le départ, afin de nous assurer de pouvoir aider les familles de la façon la plus efficace et appropriée possible. Il a également été important de coordonner notre communication avec les familles et de parler d’une seule voix. »
Un jalon pour l’avenir
Devant l’explosion des demandes de recherches, toutes les composantes du Mouvement ont dû s’adapter rapidement et prendre des mesures d’urgence, comme recruter du personnel et des volontaires, renforcer leurs capacités et faire en sorte que les familles russes et ukrainiennes puissent être aidées dans leur langue maternelle. Pour certaines Sociétés nationales, qui n’avaient jamais été confrontées à des crises de cette ampleur – en tout cas pas depuis des décennies – l’escalade du conflit a bouleversé leur façon de travailler au quotidien (voir ci-dessous). Le CICR, quant à lui, a créé le Bureau de l’Agence centrale de recherches, une structure destinée à prévenir les disparitions et à rechercher les personnes disparues.
D’après Anne Vallet, « il faut une bonne dose de souplesse et de réactivité pour relever les défis spécifiques que posent des hostilités en cours dans le cadre d’un conflit armé international du XXIe siècle – des personnes déplacées ou constamment en mouvement, l’omniprésence des moyens technologiques modernes et la facilité d’accès à pléthore d’informations. » Échanger avec des dizaines de milliers d’individus, dont beaucoup ont tout perdu et ont été ballottés d’un lieu à l’autre dans leur quête de sécurité, et leur apporter un soutien, apporte son lot de désarroi, de stress post-traumatique, d’anxiété et parfois de colère qu’il faut pouvoir gérer.
« Cette expérience nous incite tous à nous surpasser », confirme Anne Vallet. « Les enseignements d’aujourd’hui influenceront certainement nos actions futures ». Ils aideront aussi le Mouvement à améliorer encore son action en faveur des plus vulnérables.
« La Croix-Rouge polonaise a dû se réinventer »
Katarzyna Kubicius, qui dirige l’équipe Protection des liens familiaux au sein de la Croix-Rouge polonaise, explique de quelle manière elle et ses collègues ont fait face à l’afflux de millions de réfugiés. Et aux innombrables problèmes qu’il a fallu surmonter, en termes d’organisation mais aussi de charge émotionnelle.
Quelques jours à peine après le 24 février 2022, des millions de personnes ont traversé la frontière entre la Pologne et l’Ukraine. Comment la Croix-Rouge polonaise s’est-elle adaptée à cette crise majeure en si peu de temps ?
Nous nous sommes retrouvés face à une tâche et à des défis titanesques. Par exemple, en dehors de la capitale, à Varsovie, personne n’était formé à recevoir des demandes de recherches de la part des familles restées sans nouvelles d’un proche. Très rapidement, nous avons dû procéder à une évaluation des besoins, une procédure entièrement nouvelle pour nous. Cela nous a aidés à vérifier certaines de nos hypothèses, comme les problèmes de connectivité. Heureusement, les fournisseurs de téléphonie mobile polonais ont fait preuve de solidarité en distribuant des cartes SIM gratuites à toutes les personnes qui en avaient besoin.
Nous avons vu arriver sur le territoire jusqu’à 47 000 personnes par jour, ce qui a posé des problèmes pour les informer. Comment les atteindre ? Nous avons dû imprimer des plaquettes contenant des messages de prévention, aider des gens à rester en contact avec leur famille, à se loger, etc. Il y avait aussi la barrière de la langue : à ce moment-là, peu de membres de notre équipe parlaient russe, et encore moins ukrainien. Il a fallu trouver des solutions rapidement.
Comment avez-vous géré ces nouvelles difficultés, sur le plan émotionnel ?
C’est une chose de s’entretenir avec une personne dont un parent a disparu pendant la Seconde Guerre mondiale, mais c’en est une autre de parler à quelqu’un qui vient de perdre toute trace d’un être cher. Nous avons dû parler à des mères, des pères, des épouses, des époux, des fils et des filles – pas à des petits-enfants qui, dans le meilleur des cas, avaient à peine connu le proche disparu.
Notre équipe en a été éprouvée moralement. Depuis, nous avons reçu une aide précieuse de la part de l’équipe de santé mentale et soutien psychosocial. Celle-ci vient d’être créée au sein de la Croix-Rouge polonaise et compte un psychologue que nous pouvons contacter en cas de besoin. Nous avons aussi des psychologues qui travaillent pour la ligne d’assistance téléphonique mise en place au profit des réfugiés ukrainiens.
Quels enseignements retirez-vous de ces deux dernières années ?
Avant cela, nos contacts avec les proches de personnes disparues se faisaient essentiellement par e-mail et par téléphone. Nous n’étions pas physiquement face à des gens qui revivaient des moments tragiques et les émotions violentes qui vont avec. Nous ne sommes pas de bois : voir des personnes s’effondrer devant nous a laissé des traces. Et ces personnes, vous pouvez soit les aider, soit rendre les choses encore pires. Nous avons appris à parler aux bénéficiaires, de sorte à ne pas aggraver leur situation et à les accompagner dans leur épreuve. Maintenant, grâce à notre expérience et à de nouveaux outils, nous gérons mieux ces situations.
De quelle manière cette expérience influencera-t-elle le travail de la Croix-Rouge polonaise à l’avenir ?
L’expérience de ces deux dernières années a profondément changé la Croix-Rouge polonaise. Nous avons dû nous réinventer et mettre en place de nouvelles procédures, de nouveaux outils et équipements. Nos activités de rétablissement des liens familiaux sont mieux connues, aux niveaux tant local que national. Notre rôle d’auxiliaire aussi a gagné en visibilité. Nous sommes passés de la théorie à la pratique à un moment critique et dans des circonstances exceptionnelles. La Croix-Rouge polonaise est aujourd’hui un partenaire reconnu et respecté dans le monde entier.
Pour dire les choses franchement, nous n’étions pas prêts à affronter une telle crise au tout début. Il a fallu du temps pour combler notre retard. Je regrette également de n’avoir pas su aider davantage mes collègues qui ont vécu un burn-out. Dans ce domaine aussi, nous avons péché par manque de préparation et nous n’avions pas les outils nécessaires pour repérer à temps les personnes en situation d’épuisement et leur apporter une aide appropriée. Nous l’avons appris à nos dépens mais nous sommes aujourd’hui bien mieux équipés pour aider les gens, indépendamment de leur nationalité, de leur religion ou de leurs convictions.